1ère table ronde : comment protéger les jeunes face aux réseaux sociaux ?
Les constats
Antoine Mestrallet, membre de Lève les yeux ! et fondateur d’Hérétique, a animé cette première table ronde en invitant les intervenants à présenter tour à tour leurs constats sur l’impact des réseaux sociaux sur les jeunes et plus généralement sur la société.
Anne Alombert, maître de conférences en philosophie, a entamé les échanges en présentant son travail sur la question du numérique et de l’économie de l’attention en tant que co-pilote du rapport du Conseil National du Numérique « Votre attention, s’il-vous-plaît ! Quels leviers face à l’économie de l’attention ? ». Elle est notamment revenue sur la question centrale du rapport : comment les nouveaux milieux numériques affectent-ils nos capacités attentionnelles ? Par capacité attentionnelle, l’autrice entend à la fois la capacité psychique d’être attentif, et la capacité sociale d’être attentionné ; et explique que l’avènement des technologies persuasives telles que la captologie a fortement accentué l’exploitation industrielle de notre attention, au détriment de trois grandes catégories qu’elle nomme l’écologie mentale (impactée par les troubles attentionnels, l’anxiété, le stress notamment), l’écologie sociale (qui paie le prix de la mésinformation et de la désinformation, autant que des modifications dans les relations sociales), et l’écologie environnementale (mise en danger par le coût écologique du numérique que l’on connaît).
Après ces constats, Anne Alombert fait clairement la distinction entre technologies numériques et technologies persuasives, les premières n’étant pas réductibles aux secondes. Selon elle, les technologies numériques peuvent également constituer un support de mémoire ou de connaissances et peuvent en ce sens être au principe de nouvelles formes attentionnelles qu’il faudrait soutenir et accompagner pour lutter contre les dangers de l’économie de l’attention. Transformer les technologies numériques en les préservant des technologies persuasives en d’autres termes, afin d’en faire de nouveaux supports attentionnels. Cette ambition étant posée, le dossier du Cnuum présente plusieurs leviers : juridiques et politiques afin de protéger nos attentions, économiques et technologiques pour promouvoir et soutenir les dispositifs techniques aux modèles économiques alternatifs, sociaux et éducatifs afin de renforcer les réflexivités individuelles ainsi que l’intelligence collective.
Dominique Boullier, professeur des universités en sociologie à Sciences Po Paris et spécialiste du numérique a ensuite pris la parole pour revenir en détail sur les différents types d’attention et la manière dont les outils numériques les modifient. Il relève quatre régimes attentionnels : la projection (concentration intense), la fidélisation (les habitudes), l’alerte (intensité forte) et l’immersion (captation de sens) ; et explique que, alors que nous sommes capables naturellement de trouver un équilibre entre ces régimes, le numérique en a amplifié certains : l’alerte surtout, et l’immersion de plus en plus (notamment avec le développement des métavers). En effet, tous les principes d’organisation des réseaux sociaux sont, depuis que leur financement est basé sur la monétisation de la publicité, conçus sur le principe de l’alerte pour susciter une réactivité, donc de l’engagement, donc de la valeur à l’audience. Ce modèle économique, entièrement construit sur une bulle, est aujourd’hui le socle de l’infrastructure attentionnelle collective que nous connaissons.
L’auteur de Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux (Le Passeur Éditeur, 2020) explique que la pression de ce taux d’engagement entraîne une accélération généralisée du rythme sur les réseaux sociaux : même lorsque les contenus sont limités, on est soumis à un bombardement d’informations et de réactivités auxquelles nous contribuons en réagissant à notre tour (au travers d’un like, d’un repartage, d’un commentaire…). Au final, nous assistons à une contagion des contenus conçus pour faire réagir (contenus violents, choquants, fakenews…) ce qui pose un problème important pour le débat public : comment parler des problèmes qui relèvent du temps long (comme le réchauffement climatique) quand le système médiatique et cognitif collectif est construit sur la réactivité à la moindre petite phrase ?
Anne-Lise Ducanda, médecin de PMI et lanceuse d’alerte depuis 2017 sur les dangers de la surexposition des enfants aux écrans, a pris la parole pour faire un état des lieux des conséquences des écrans et notamment des réseaux sociaux sur les jeunes. Elle dresse le bilan de la prolifération des écrans dans nos vies : il y a plus d’écrans sur la planète que d’êtres humains aujourd’hui ; ils sont devenus la première activité des enfants hors du sommeil et les adultes passent la moitié de leur temps d’éveil sur les écrans. Ils sont la première préoccupation des parents et la première source de conflits dans les familles.
Là encore, Anne-Lise Ducanda revient sur les systèmes attentionnels et en fait émerger deux principaux : l’attention réflexe, présente à la naissance et celle qui permet d’échapper au danger de manière instinctive en détectant les points les plus saillants de notre environnement (ce qui bouge vite, ce qui est lumineux, ce qui fait du bruit) ; l’attention focalisée qui se développe quant à elle au cours de l’enfance entre 6 mois et 4 ans et permet le développement de la capacité de concentration. Or les écrans ne développent pas la bonne attention : plus l’enfant sera stimulé par les écrans qui développent son attention réflexe, moins il développera l’attention focalisée qui est nécessaire à la concentration. Pour les plus grands, les réseaux sociaux constituent un véritable fléau : les adolescents y sont de plus en plus, et bien qu’ils leur soient déconseillés, 63% des moins de 13 ans les utilisent. Encore plus alarmant : 80% des enfants de 8 ans sont sur Tiktok. Cela engendre deux sortes de troubles : des troubles physiologiques (problèmes de vue, sédentarité, ondes cancérogènes…) et des troubles psychiques (manque de sommeil qui impacte les capacités cérébrales, augmentation de la violence, dysmorphophobie, cyber-harcèlement, anxiété, exposition à la pédocriminalité…). Or, nos capacités d’autorégulation sont matures à 25 ans : il est complètement impossible pour un enfant de résister à un écran.
Fabien Lebrun, docteur en sociologie, a finalement élargit la question en se penchant sur les méfaits des réseaux sociaux sur la jeunesse au travers d’une analyse systémique de mise en perspective des enfants fragilisés par les terminaux connectés, et les enfants impactés par chaque étape de la chaîne de valeur numérique, de la production à l’élimination dans des régions du monde où l’on a transféré les impacts sanitaires et environnementaux. En effet, la vie entière d’un appareil high-tech révèle des effets délétères qu’on a tendance à oublier : l’extraction des données personnelles ne peut se penser sans un extractivisme plus classique et complémentaire de ressources naturelles sur lequel elle repose, comme l’augmentation de données prélevées va de pair avec l’augmentation des infrastructures physiques permettant leur stockage, analyse et revente. Fabien Lebrun expose trois types d’extractions inséparables : l’extraction de data (données personnelles), l’extraction minière pour la production des outils numériques et l’extraction à partir des rebuts technologiques en fin de cycle. L’économie de l’attention est donc bien liée à d’autres secteurs industriels : l’attention est souvent considérée comme le nouvel « or gris » et les data le nouveau pétrole du 21ème siècle.
Travaillant actuellement sur un ouvrage sur l’exploitation criminelle de minerais au Congo (RDC), l’auteur explique que cette extraction y est meurtrière et, depuis 25 ans entraîne une guerre autour de minerais indispensables au secteur numérique. Exploitation, viols, massacres, pillages… La liste est longue, et le rôle des Gafam et des consommateurs en bout de chaîne n’est pas négligeable. La suite n’est guère mieux, puisque les minerais sont acheminés en Asie du sud-est où, là encore, les enfants sont exploités, violés, maltraités. En fin de vie, les déchets électroniques ont des conséquences dramatiques : les décharges numériques, identifiées dans 15 pays, sont considérées par l’OMS comme un problème de santé publique mettant en danger la santé de millions d’enfants. Le problème a donc bien une dimension systémique, et Fabien Lebrun nous amène à nous poser la question de nos besoins : après les 10 milliards d’iPhones produits, les enfants sont-ils plus heureux ? Les inégalités ont-elles diminuées ? Au contraire, le numérique a exacerbé toutes les dominations et destructions du capitalisme et se trouve désormais au cœur de la catastrophe écologique et des conflits meurtriers en Afrique centrale. Une perspective émancipatrice passera forcément par la politisation de l’instance technologique et un front politique contre les Gafam impliquant d’organiser collectivement une désescalade technologique et une dé-numérisation de la vie.
Les pistes de solutions
Après des constats alarmants, le débat a été porté vers des pistes de solutions.
Anne Alombert a appuyé Fabien Lebrun sur la dimension systémique du problème qui nécessite donc une réponse elle aussi systémique, articulée autour de leviers juridiques et politiques, économiques et technologiques, sociaux et éducatifs. Chacun des leviers a été explicité de la manière suivante :
– Leviers juridiques et politiques : droit à l’information pour les usagers des dispositifs mis en place pour capter leur attention afin de permettre une prise de conscience – droit au paramétrage pour que les utilisateurs puissent choisir les contenus qui leur sont recommandés – droit à l’intéropérabilité – droit pour la protection de l’attention.
– Leviers économiques : projet à échelle européenne de lutte contre l’économie de l’attention – mise en place d’études collaboratives pour développer des modèles économiques et technologiques alternatifs.
– Leviers sociaux et éducatifs : repenser les programmes scolaires pour que l’école s’adapte aux changements de la société baignée dans le numérique désormais.
Anne-Lise Ducanda quant à elle, insiste sur le fait que le tout numérique à l’école entraîne des dérives car les élèves utilisent les tablettes distribuées pour d’autres usages. Elle défend la mise en place d’une stratégie nationale de prévention et de lutte contre la surexposition aux écrans des enfants. Elle explique que beaucoup de choses sont faites sur le terrain, mais qu’il existe un plafond de verre au niveau de l’État qui pousse pour le tout numérique.
Plus précisément : chez les 0-6 ans qui sont surexposés il faut couper tous les écrans : même ceux des parents qui interfèrent dans la relation. Chez les 6-18 ans qui sont surexposés, il faut expliquer les effets des écrans, déculpabiliser, mettre un contrôle parental, et si le problème persiste il faut arriver au consensus de supprimer les écrans un jour ou deux par semaine.
Sans oublier qu’il faut toujours proposer des activités alternatives pour les jeunes.
Pour lutter contre l’accélération et la pression à la réactivité constance, Dominique Boullier conseille d’éviter les sollicitations permanentes qu’on ne peut plus contrôler. C’est-à-dire, rééquiper les terminaux eux-mêmes : avoir un compteur qui permet de calculer notre rythme de réaction et notre temps d’écran, se donner des règles soit à un niveau d’autorégulation, soit pousser pour une véritable politique publique. Il défend la suppression de l’affichage des réactions et propose la mise en place d’un droit de republier 1 fois ou 3 fois par jour par exemple, pour faire baisser la pression.
Cette première table ronde a réuni :
– Anne-Lise Ducanda, médecin de PMI depuis 2002, lance l’alerte en 2017 sur le danger de la surexposition des enfants aux écrans. Avec le collectif CoSE, dont elle est membre fondateur, elle multiplie les conférences et interventions médiatiques pour sensibiliser parents et professionnels à cette urgence de santé publique. En août 2021, elle publie Les tout-petits face aux écrans, comment les protéger aux éditions du Rocher.
– Dominique Boullier, professeur des universités en sociologie à Sciences Po Paris. Il est un spécialiste du numérique depuis 40 ans, a dirigé plusieurs laboratoires et créé un laboratoire des usages du numérique à la Cité des Sciences de Paris, en utilisant des méthodes de sciences cognitives qui comportent des mesures précises de l’attention. Il a récemment publié Sociologie du numérique (Armand Colin, 2019), et Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux (Le Passeur Éditeur, 2020).
– Anne Alombert est maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 8 et membre du Conseil National du Numérique, au sein duquel elle a co-piloté le rapport « Votre attention, s’il-vous-plaît ! Quels leviers face à l’économie de l’attention ? ». Ses recherches portent sur la question de la technique et des technologies contemporaines, à partir notamment des travaux de Gilbert Simondon, Jacques Derrida et Bernard Stiegler.
– Fabien Lebrun est docteur en sociologie, membre de la revue lllusio, et l’auteur de On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique (Le Bord de l’eau, 2020). Il prépare un ouvrage sur l’exploitation criminelle de minerais au Congo (RDC), indispensables à l’industrie numérique.